Fibre optique : Orange accusé de « passage en force » face au projet public Mayotte THD

À Mayotte, la bataille du très haut débit prend des allures de bras de fer politique et économique. Alors qu’Orange s’apprête à raccorder les premiers foyers mahorais à la fibre optique d’ici la fin de l’année 2025, l’opérateur historique se retrouve au cœur d’une controverse. L’État, le conseil départemental et le délégataire public Mayotte THD l’accusent d’un « passage en force » qui menacerait la viabilité du grand projet de réseau public financé à hauteur de 183 millions d’euros.

Orange avance ses pions malgré le projet public

Depuis plusieurs semaines, les techniciens d’Orange s’activent pour déployer un réseau de fibre optique dans les communes les plus densément peuplées de l’île. Objectif : proposer dès le 1er décembre 2025 des offres commerciales pour 6.000 foyers, avec un déploiement qui pourrait, à terme, couvrir 28.000 logements. Pour Orange, le timing est stratégique : profiter d’une demande croissante de haut débit après le cyclone Chido, qui a dévasté en décembre 2024 le réseau cuivre ADSL.

Mais cette initiative n’a rien d’anodin. Officiellement, Orange assure vouloir « apporter une solution rapide » aux Mahorais privés d’internet. Officieusement, ses concurrents et les pouvoirs publics y voient une manœuvre pour couper l’herbe sous le pied du projet Mayotte THD, réseau d’initiative publique porté par le département. Celui-ci doit être commercialisé en décembre 2025, soit un an après le lancement prévu d’Orange.

Une délégation de service public déjà disputée

Pour comprendre la tension, il faut remonter à novembre 2024. À l’époque, le conseil départemental de Mayotte devait choisir l’opérateur chargé de déployer la fibre sur tout le territoire dans le cadre d’une délégation de service public (DSP). Deux candidats restaient en lice : Orange et le groupe réunionnais Océinde.

Techniquement, les offres étaient « presque très similaires », selon le rapport d’analyse. Mais sur le plan financier, la différence était flagrante : 78,6 millions d’euros en valeur actualisée nette pour Océinde contre 139,7 millions pour Orange. S’y ajoutait un engagement plus fort du groupe réunionnais en cas de résiliation. Résultat : la DSP fut attribuée à Océinde, qui créa la marque Mayotte THD pour commercialiser la fibre publique à partir de décembre 2025.

Ce revers n’a manifestement pas découragé Orange. Quelques mois plus tard, l’opérateur annonce sa propre initiative : plutôt que de réparer son réseau cuivre endommagé par le cyclone, il misera sur la 5G et la fibre, en s’appuyant sur le câble sous-marin Lyon 2 installé dès 2012.

Une course contre la montre pour être le premier à raccorder

Cette décision déclenche une course au déploiement. L’enjeu est de taille : dans les zones urbaines, les plus rentables pour les opérateurs, celui qui raccordera le plus vite les foyers gagnera un avantage déterminant.

Orange a déjà pris une longueur d’avance. Lors de sa conférence de presse fin août, l’opérateur a annoncé un accord avec SFR, qui commercialisera ses offres sur le réseau Orange. Un signal fort pour Mayotte THD, dont l’équilibre économique repose sur la location de son futur réseau à d’autres fournisseurs d’accès. Si Orange occupe déjà le terrain, le délégataire public pourrait peiner à rentabiliser son investissement, obligeant à recourir à des subventions supplémentaires.

« L’objectif d’Orange est clair : faire tomber le réseau d’initiative publique », accuse Emmanuel André, directeur de Mayotte THD. « Si notre réseau n’est pas rentable, il faudra de l’argent public pour rééquilibrer. Dans le contexte actuel, qui peut présenter un budget en hausse ? »

L’État embarrassé face à son propre actionnaire

L’affaire prend une dimension politique délicate. Dans un courrier adressé en juin à la PDG d’Orange, le ministre des Outre-mer Manuel Valls a dénoncé un « passage en force » de l’opérateur, tout en reconnaissant que la situation place l’État dans une « position politiquement difficile ». Et pour cause : l’État détient 23 % du capital d’Orange.

Ce paradoxe alimente le malaise au sein du gouvernement, déjà fragilisé par une instabilité ministérielle. Selon le Canard Enchaîné, le ministre démissionnaire de l’Industrie, Marc Ferracci, a préféré garder le silence sur le sujet, malgré les sollicitations des médias.

Orange plaide l’urgence et la complémentarité

Face à ces critiques, Orange se défend de toute stratégie agressive. L’opérateur rappelle que le cyclone Chido a détruit une grande partie de son réseau cuivre, laissant des milliers de clients sans solution. Son objectif serait donc de « ne pas laisser Mayotte sans internet », en proposant une fibre complémentaire au projet public.

Une argumentation qui peine à convaincre le délégataire public. Pour Mayotte THD, la coexistence de deux réseaux concurrents risque de rendre le projet départemental économiquement fragile, malgré les 183 millions d’euros d’investissements prévus (dont 55 millions de l’État, 10 millions de l’Union européenne, 26,1 millions du Département et près de 92 millions d’Océinde).

Un duel qui façonnera l’avenir numérique de Mayotte

À quelques semaines du lancement commercial d’Orange, la tension reste vive. L’Autorité de la concurrence et l’Arcep, saisies en avril par Océinde, poursuivent leur instruction, mais aucune décision n’a encore été rendue.

En attendant, les Mahorais pourraient être les premiers bénéficiaires de cette rivalité. La compétition entre le réseau public et le réseau privé pourrait accélérer l’arrivée du très haut débit sur l’île. Reste à savoir si ce duel profitera à long terme aux habitants… ou s’il se traduira par une facture salée pour les finances publiques.

Une chose est certaine : la guerre de la fibre à Mayotte ne fait que commencer.

Soldat
Journaliste

Soidiki Mohamed El Mounir, connu sous le nom de "Soldat", est une figure du journalisme mahorais. Après ses débuts à la fin des années 1980 au sein du magazine Jana na Léo, il participe à l’aventure du Journal de Mayotte, premier hebdomadaire de l’île, avant de rejoindre le Journal Kwezi. En 2000, il cofonde la Somapresse, société éditrice de Mayotte Hebdo et Flash Infos, contribuant ainsi à structurer et enrichir le paysage médiatique de Mayotte.

Mayotte Hebdo de la semaine

Mayotte Hebdo n°1116

Le journal des jeunes

À la Une